Dans
les temps très lointains, cuillères, fourchettes et écuelles
étaient taillées dans le bois. Les riches demeures, elles,
étalaient leurs porcelaines et argenterie.
Mais l'évolution, toujours mouvante, proposa des ustensiles en
fer pour remplacer les couverts en hêtre, et seules rescapées
fourchettes et cuillères en bois subsistent encore de nos jours
pour le saladier ou la confiture.
Alors, dans les campagnes, cette mise à jour demandait un assez
gros sacrifice pécuniaire et il fallait faire durer pour rentabiliser
un tel investissement. Mais celui-ci était nécessaire
pour prétendre à une certaine dignité, au sein
d'une vie plus décente selon l'amour propre de tout un chacun.
Les nouveaux couverts, les louches etc..., venus droit du quincaillier
le plus proche, brillaient de tout leur éclat. Hélas,
celui-ci vite terni s'avérait éphémère car
l'étain n'a pas les propriétés de son rutilant
confrère : l'argent. Il recouvrait bien le fer, mais un usage
intensif avait raison de sa faiblesse et il ne durait qu'un certain
temps. Alors, après la vaisselle apparaissaient par-ci par-là
des taches de rouille peu ragoûtantes. Ce qui, comparativement
à un vêtement déchiré, ternissait l'image
de marque de la maîtresse de maison auprès d'un convive.
Celle-ci avait repéré depuis longtemps les objets qui
nécessitaient une intervention, et tout était mis de côté
et répertorié pour le prochain passage de l'homme miracle.
Et c'est ainsi que, pendant une génération ou deux, au
début de ce siècle, des rétameurs ambulants sillonnèrent
nos montagnes. Ils venaient avec d'autres compatriotes de par-delà
les frontières avec l'Italie pour exercer différentes
tâches telles que bûcherons, charbonniers en forêts,
ou engagés saisonniers dans de grandes fermes à élevages
etc...
Le rétameur avait sa clientèle attitrée. Nul besoin
de "portable". Il se présentait chez l'un ou l'autre,
et le premier du quartier disposé à l'accueillir lui offrait
pour la nuit le gîte et le couvert. Maintenant, nos rendez-vous
sont minutés. Si on veut tenir un programme, nous devons faire
preuve d'exactitude !
Pour les "trimards", selon le terme d'alors, le calendrier
du facteur se chargeait de rappeler leur passage à quelques jours
près, selon des critères ""références"
comme l'Ascension, la Saint-Pancrace, la Saint-Médard, que sais-je
encore, le mois de juillet faisant figure de favori. Un jour ou deux,
voire huit, équivalaient à quelques minutes de cette fin
de siècle.
C'est ainsi qu'à l'issue d'une belle journée de printemps
arrivait celui que l'on attendait parmi les autres colporteurs ou rempailleurs.
Il déposait en un coin du hangar sacoche à outils et musette
d'affaires prospères. Avec papa, il repérait l'emplacement
propice à son activité du lendemain, soit un peu à
l'ombre tout en restant éloigné de ce qui pourrait s'enflammer
facilement car, bien entendu, il allait falloir faire du feu.
Maman, elle aussi, s'activait et augmentait rapidement la quantité
d'eau dans le faitout pour la soupe, le lard ayant déjà
commencé à cuire. Elle épluchait encore deux ou
trois "tartifles" (pommes de terre) et coupait le tout en
lamelles. Elle allait récupérer dans le jardin une vieille
branche de céleri rescapé d'un hiver rigoureux et déversait
dans l'eau frémissante frémissante pommes de terre et
céleri, le tout ayant été rincé sous l'eau
claire de l'arrosoir. Elle salait, poivrait et laissait mijoter.
On soupait à la lueur de la lampe à pétrole. Pour
que celle-ci éclaire au maximum, ma grand'tante Louise nettoyait
scrupuleusement le verre et "mouchait" la mèche avant
d'éclairer, ainsi la clarté était parfaite, ceci
en vue de la plus juste consommation.
Inutile de mettre trop de lumière, on réglait à
la demande : les enfants pour leurs devoirs, papa pour son journal et,
pour le repas, juste ce qu'il fallait !
L'intrusion de quelques vers luisants ailés récemment
éclos et plongeant maladroitement dans la soupière ou
les assiettes déclenchait des imprécations d'une finesse
plus ou moins contrôlée, selon le niveau de chacun. On
se servait d'une bonne tranche de lard moutarde, et pour les estomacs
encore mal calés, on gâchait "l'assaime". L'appellation
de ce plat hautement résistant était locale, par ailleurs
en plaine c'était "l'ourtouraille". Pour ce faire,
on retirait de la soupière les restes de pommes de terre que
l'on écrasait scrupuleusement avec la fourchette (qui sera rétamée
par la suite), on rajoutait encore de l'ail relevé par un supplément
d'oignon, de sel et de poivre, le tout dilué au vinaigre et à
la bonne vieille huile de noix. On coinçait l'ensemble avec du
foujou et, pour l'onction suprême, un grand canon droit sorti
de la pinte gouleyante et débridée, car en principe, cette
forme de bouchage si pratique était l'apanage des bouteilles
de limonade de l'époque, ce qui nécessitait une bouteille
de rechange en réserve au cas où un malheur s'abattrait
sur la présente en service. Un nuage de pipe ou cigarettes au
gros gris faisait effet de soporifique et le tout bien assimilé
préparait une nuit de sommeil et de ronflements qu'aucune chouette
maléfique ou chien hurlant ou perdu n'aurait pu interrompre.
Et la nuit, veillée par une grosse pleine lune, s'écoulait
sereine.
Au petit matin, après le café à la chicorée
et au lait à la crème, rempli de pain ras le bol, on s'affairait
à monter l'atelier de fortune. Sous la haute surveillance de
l'homme de l'art, papa allumait le feu. Il fallait du bon bois à
braise comme le chêne, et pour activer au mieux le vieux soufflet
de la cuisine entrait en service. Sur un banc improvisé, le rétameur
alignait soigneusement son matériel et ses ingrédients,
soit son esprit de sel pour purifier les pièces à traiter,
son borax pour éventuellement favoriser la prise de l'étain
sur un bout de surface récalcitrante, et il disposait également
en rang de bataille pique-feu, pinces et cisailles, pour d'autres opérations
éventuelles. Naturellement, la matière première,
soit l'étain à fondre en baguettes, occupait une bonne
place.
Pendant ce temps, le brasier de papa parvenait au point stratégique,
ce qui déterminait la pose en son centre d'une écuelle
en terre réfractaire à moitié remplie de métal
solidifié. Il fallait bien une bonne heure de patience pour que
tout le solide passe à l'état liquide, après avoir
rajouté quelques baguettes en complément pour refaire
un juste niveau. Pendant ce temps l'esprit de sel, dilué dans
de l'eau, nettoyait d'un bain catégorique fourchettes, cuillères
et ustensiles divers. Puis avant la plonge, lorsque frémissait
le métal, un écrémage était nécessaire
car une oxydation mêlée d'impuretés s'accumulait
en surface. Alors, apparaissait un incomparable reflet et à ce
stade, je pense qu'il serait difficile de faire une différence
avec du vrai argent. On réchauffait aussi sur un feu parallèle
les pièces pour une trempe en douceur et puis commençait
la cérémonie. Passionné et bouche bée, et
en plus ébahi, je regardais officier ce magicien, à la
distance imposée par mon père bien entendu.
Confortablement installé sur un plot de bois en guise de tabouret,
transpirant comme un forcené face à un feu d'enfer, le
rétameur vraiment rétamait. Par de religieux mouvements
et une manipulation concentrée, il noyait chaque fourchette,
chaque cuillère fermement maintenue au bout d'une pince acérée,
ceci afin de limiter au mieux des marques inopportunes mais inévitables.
Il les remontait doucement en les laissant égoutter par leur
extrémité les plus effilées. Il fallait les tenir
en haleine deux à trois minutes en l'air pour une bonne solidification,
tout en vérifiant que de malveillantes coulures ne viendraient
pas gâcher la finition de l'ouvrage. Et enfin, la renaissance
d'un couvert apparaissait là dans tout son éclat. Un clignement
somptueux se profilait sur une belle planche bien rabotée, comme
un autel jusqu'à la fin de l'office. On était loin de
penser que cet éclat, contrairement au vrai argent, ne serait
qu'assez éphémère ; l'émotion dégagée
en cet instant s'arrêtait là, tout simplement.
Le magicien était aussi radieux devant le résultat que
son uvre elle-même. Chaque pièce était une
goutte de bonheur qui rebondissait de son âme au rythme de la
plongée dans l'écuelle enchantée. Ainsi allait
se terminer une rénovation ménagère qui laissait
maman en béatitude d'admiration. Alors elle courait vite de-
ci de-là pour être bien sûre de n'avoir rien oublié,
car une fois le brasier éteint, il serait trop tard.
Bricoleur dans sa spécialité, le rétameur était
aussi polyvalent. Profitant des braises incandescentes, il y plongeait
les fers à souder avec panne en cuivre ( un gros et un plus petit)
pour les réchauffer au maximum, les frottait sur la pierre borax
pour les purifier et avec de petites baguettes enduites au préalable
d'un décapant adéquat, il recollait anses d'arrosoir,
poignées de lampions ou de lanternes "tempête",
rapetassait sulfateuses en cuivre ou éléments de la vieille
écrémeuse. Et il rajoutait aussi bout à bout les
fils de fer destinés à descendre le bois des montagnes
par-dessus les ravins à l'aide de roulettes à crochet.
Laborieuse opération car il fallait opérer sur les lieux
même de la rupture, colporter à nouveau fil de cuivre ou
"brox", décapant marteaux, pinces et rallumer un feu
de tous les diables. D'un diamètre de huit ou neuf millimètres,
les extrémités à raccorder devaient être
forgées en biseau, ligaturées avec le brox et plongées
dans la braise jusqu'à fusion du laiton. Inutile de préciser
à quelle température on devait parvenir !
Ces fils de fer solides en apparence étaient peu fiables et fragiles
à cause de leur manque de souplesse, mais les services qu'ils
rendaient, depuis que le progrès les commercialisait, compensait
largement les désagréments qui découlaient d'une
utilisation intensive. Ils furent les précurseurs des solides
câbles en filins d'acier tressés.
Ne voulant pas gâcher l'évocation de l'envoûtement
que suscitaient le cur et l'art manuvrant de pair, je n'ai
fait encore aucune allusion au mode de carburation nécessité
à la machine qui commandait pensées et gestes précis
du rétameur. Une grosse tranche de jambon à laquelle il
aurait été sacrilège de retirer son gras, comme
de nos jours le font nos délicats estomacs, engloutie avec une
échalote ("écaragne" en patois) libérant
un tonus pour le moins virulent, faisait le dix heure avec le canon
issu de la pinte à la fermeture à ressort et bouchon de
porcelaine avec joint en caoutchouc. A midi, maman servait du lapin.
On avait testé le travail et un goût nouveau était
apparu à tout ce qui se trouvait dans l'assiette.
C'était une grande fête dans son allégresse intime
et tout bouillonnait avec l'air printanier, la brise légère
et le chant des abeilles partant butiner, car comme louches, cuillères
et fourchettes, tout faisait partie du grand renouveau.
Le "Magicien" terminait sa tâche, réconforté
par la satisfaction de la "patronne". Il refaisait sa grande
boîte en vieux cuir épais rangeant le tout méticuleusement
pour pouvoir boucler. Il n'emportait que le strict nécessaire,
trouvant sur place, à la ferme, le complément d'outillage
indispensable.
Le nouveau client en général n'était pas très
éloigné.
A l'époque, au temps des colporteurs, des rempailleurs, des raccommodeurs
de parapluies ou de faïences etc... les besoins étaient
omniprésents. La corporation, qui regroupait un peu tous ces
spécialistes, s'apparentait aux services de proximité
de nos jours, en villes ou en villages. L'évolution en a changé
la nature, mais le principe en est resté le même.
Au "goustouner" (goûter à 4 ou 5 heures), il
recevait son paiement. Il se levait de table, son visage bourru saluait
à la ronde. Dehors, il endossait sa boîte et sa musette
et disparaissait.
Quelques braises rougeoyaient encore...
Gaston
Emery
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