... LES MAILLETS à L'ESCOULIN ...

Sur cette mince parcelle de notre TERRE grandiose, ici aux MAILLETS mon enfance a germé. Une petite flamme au fond de ma mémoire ne m'a jamais quitté. Grâce à elle, le bleu du ciel scintille au sommet du BEC POINTU. Ce quartier sent les genêts ; il distille la grandeur et l'immensité du silence.
Au loin, les grandes cités sont stériles, ma terre ici cultive l'esprit fertile et fait fleurir les arômes.
Nos ancêtres, simples et purs, forgèrent une descendance noble et rude d'aspect, sans panache ni cape, mais tellement sans peur et sans reproche !
La nature aux bains magiques forgeât au cours des siècles un héritage pour des montagnards dont la destinée en fit parfois des héros ! Et ils le devinrent sans gloire ni prestige. Leur fierté et leur honneur, ce fut tout cela dans l'humilité. L'épais brouillard de 39/45 avec ses maquisards occupe en moi la majeure partie d'une mémoire en herbe, où l'angoisse frayant avec le fatalisme, représentaient à eux deux le triste événement au quotidien.
Ce préambule nous conduit naturellement à évoquer ce que fut à l'époque une famille parmi tant d'autres. la famille LANTHEAUME, et sa vieille ferme sur laquelle le destin, un instant, jeta son dévolu.

Avant 1939, Monsieur Lantheaume cultivait ses terres grâce à des fermiers qui investirent dans la lavande. Puis, après la défaite de 1940, il puisa la main d'œuvre agricole au sein des réfugiés fuyant l'Allemagne d'Hitler pour la zone française libre. Certains, d'origine juive ou de confession adventiste, purent ainsi échapper à leur terrible destin. Parmi ceux-ci, un maçon remit les bâtiments en état ; conscient de sa chance, il se dépensa sans compter jusqu'aux événements de 1943.

Monsieur Lantheaume accomplissait ainsi sans s'en douter ce qu'on appelle de nos jours une œuvre humanitaire. Mais comme pour beaucoup de ses semblables, c'était le cœur, c'était le naturel, et il n'en n'attendait aucune récompense.
Sa fille unique Yvonne, à la douce expression verbale, faisait des études qui la conduisirent à enseigner la sténodactylographie. Elle épousa Monsieur CAILLET, un électricien sur voitures, à Crest, en 1941. Naquirent de cette union deux filles. La seconde vit le jour en 1944, date à laquelle planait déjà sur tout le Vercors l'ombre diabolique du vol noir des corbeaux, bien au-delà de nos plaines ! De nombreuses formations FFI et autres trouvèrent parmi nous refuge et gîte accueillants, lorsque harassés de fatigue par de longues marches, l'impérieux besoin de reprendre des forces se faisait sentir. Pour eux, c'était un répit.
En ce lieu serein, le courage reprenait le dessus, pour affronter un lendemain fait d'incertitudes, d'impondérables, où peut être la vie n'irait pas plus loin. Louons la complicité d'une population discrète sûre et efficace, que ce cataclysme de l'histoire est en train de souder jusqu'au plus profond de nos vallons.
Début juillet 1944, le poste de commandement des FFI de la Drôme à la recherche de l'emplacement idéal s'arrêtera là. L'accueil discret et cependant chaleureux réconforta le futur Général De Lassus Saint-Geniès, chef d'Etat Major. Parmi les voisins, son intendance glana suffisamment de quoi nourrir un excellent moral.
Mais bientôt la bataille du Vercors fit rage. Les échos retentissants du carnage tout proche, là-haut dans les plateaux de Vassieux et de la Chapelle en Vercors nous parvenaient. Notre quartier où germaient des chefs prestigieux entrait dans l'Histoire et la légende.
La ferme LANTHEAUME restera donc une mémoire, et le cadre naturel de nos jours encore est toujours vierge de toute souillure moderne.
La paix revint. Madame CAILLET, ex-Mademoiselle LANTHEAUME, le vague à l'âme, remonte aux sources. Toute l'histoire de son enfance est là ! L'attrait devient irrésistible. Les pierres s'expriment, leur murmure d'abord imperceptible, devient lancinant, le gazouillis du ruisseau attend sa Muse, les aigles tout là-haut veillent de leur œil perçant ; le soleil, adulé par les nuages blancs, irradie tel un dieu de lumière ce paysage caché au cœur d'un écrin de montagnes et de collines luxuriantes. Pour elles, comme pour tous les anciens du pays, il est encore plus beau parce qu'il est notre patrimoine, pour nous, dans notre cœur.
Et la Muse fredonna, et ses accords sur fond de brise légère s'envolèrent comme l'invitation des Sirènes ...
"Voyageurs fatigués, guerriers des temps modernes, la déesse des lieux vous attend et vous enveloppera de sa tendre sollicitude. Vous plongerez votre corps alangui dans l'eau de la piscine régénérée aux sels de la terre. Le soleil réchauffera vos muscles détendus. Puis la table déversera sur les papilles gourmandes toutes les subtilités mitonnées dans les fourneaux rayonnants de mystérieux alchimistes, tous gastronomes des dieux".
La magicienne, Maître de céans vient de sourire heureuse, comblée.
Et la troupe d'Annibal, endormie à CAPOUE, s'est dressée émerveillée. Capoue renaissait, Capoue revivait ! Le hameau des MAILLETS, comme en hypnose, s'éveillait, bercé par les rayons de douceur de son infante. Capoue fit des délices, et la renommée de ses agapes bientôt franchit l'espace.
On vint de loin ; une étoile au firmament brillait. ...
Secondée par son mari, habile en toutes besognes, et mue par un enthousiasme sans faille, Yvonne devint Premier Magistrat de la commune en 1954. Sa force de conviction obtint des autorités l'ouverture d'un petit aéroport, classé de haute montagne, sur la crête d'une colline. Cette même colline où, pendant mon enfance, tout en gardant vaches et chèvres, je rêvassais. Car c'était aux balbutiements de l'aviation, et des pilotes comme CAVALI, aux attaches familiales avec Monsieur Martial LAIGAT de Plan de Baix, venaient enflammer mon imagination par quelques acrobaties spectaculaires.
Mon oncle Andéol, lui aussi aviateur à l'époque, se souvient toujours de l'illustre pilote.
Cet aéroport apporta une touche de modernisme qui s'intégra finement dans l'austérité du site. Il engendra un regain de dynamisme et Capoue se trouva en plein paradoxe. Projeté loin des grandes structures modernes, Capoue, d'un coup d'aile, ralliait le monde grouillant ! Bientôt les gracieuses évolutions des pilotes chevronnés devinrent familières. Et un jour, un aviateur légendaire, grand amour de la Princesse Margareth, posa ici ses ailes. C'était le Group Captain PETER TOWNSEND. Celui-ci, accompagné d'un autre pilote, M. Henri GIRAUD, voulut renouer un instant avec les fortes sensations d'antan. Il ne fut pas déçu. Et tout simplement, Yvonne et son mari avaient la classe appropriée aux grandes circonstances.
Une piscine chauffée construite à la force du poignet, accueillit plusieurs fois Pierre DAC et ses facéties (souvenez-vous de la bonne vieille émission "L'Os à moelle", vers 1972). Annie CORDY usa souvent des bienfaits de cette jouvence (ce qui apparemment lui a réussi). Une amitié se noua entre ses deux acteurs, et Annie, tout en correspondant toujours avec Yvonne, regrette sincèrement cette belle époque. J'ai eu ces temps derniers l'insigne honneur de lire quelques unes de ses correspondances avec celle-ci. J'ai parcouru aussi un Livre d'Or constellé des plus belles perles littéraires. Ce trésor accumulé au cours de ces trente dernières années, est susceptible de rendre jaloux plusieurs grands établissements de notre région.
Malgré quelques coupures de presse élogieuses, s'est-on douté que chez nous Franck FERNANDEL rêva d'un séjour ? Mais l'hôtel étant complet, ce fut finalement notre non moins talentueux Germain REY de l'Hôtel du Vellan qui l'accueillit à Plan de Baix. Rubrique sports : Le 7 juillet 1962, le L.V.S. de La Voulte fêtait dignement le début de sa montée vers la gloire.
Citons aussi Paco RABANNE, le célèbre couturier. Peut-être ses croyances en une double vie ne sont pas étrangères à l'appel de Capoue. En tout cas, ravi en son âme, tous les, ans avant la Côte d'Azur, il s'octroyait ici une halte.
Ce Livre d'Or fait entre autres état d'un séjour' heureux de détente et de simple convivialité vécus par Henri KUBNIK, J.C.
BOUSSAC, des tissus, Elisé LAMOTTE, actrice de théâtre, Nono ZAMETT comédien, du Général en Chef de la Gendarmerie de Belgique à Bruxelles. La liste est longue. Que ne puis-je hélas toute la retranscrire !
Le Livre d'Or est aussi une suite !ninterrompue d'émotions au fur et à mesure du déroulement de ses feuillets. La plus forte en moi viendra couronner cette liste.
Ainsi, il n'y a pas si longtemps encore, au début de ce siècle, notre berceau se nommait CHEYLARD. En raison d'une homonymie génératrice d'imbroglios avec LE CHEYLARD en Ardèche, on débaptisa notre commune. Je ne sais par quel hasard, un habitant du pays natal, en passe de désertion, légua son nom. C'était le dernier de la famille ESCOULIN.
Les ruines de sa pauvre demeure apparaissent encore en un recoin presque inaccessible.
Et voilà qu'un descendant, soudain, est réapparu comme une vision presque surannée d'un être pourtant bien réel
André ESCOULIN est venu à Capoue lorsqu'il était encore en activité. Pour la renommée du restaurant, bien sûr, mais une onde secrète l'attirait.
Après avoir eu une carrière éblouissante comme Directeur des Affaire Sociales à la Société Nationale Industrielle Aérospatiale, il prit sa retraite le 30 décembre 1994. Maintenant ses liens avec Yvonne se resserrent, et peut-être écrira-t-il ses mémoires, par devers ses racines, en terre d'ESCOULIN.
Après que M. CAILLET eut quitté ce monde, CAPOUE tout doucement se rendormit. Le palmarès d'Yvonne, composé des géants de nos temps modernes, inscrit dans le Livre d'Or, transforme celui-ci en tablettes indélébiles. Une simple fille de chez nous, issue de notre terre, aura pour les générations futures, implanté un riche souvenir au goût de semi légende.
Elle et son mari ont été le vivant exemple du dynamisme que devrait afficher toute équipe promotionnelle en charge de valoriser nos sites tellement divins et pourtant tellement oubliés de nos médias !
On pourrait aussi exhumer combien de belles histoires que l'on savourait l'hiver sous la lampe à pétrole ou à carbure, en cassant et en triant les noix d'où l'huile extraite avait la saveur d'une onction des dieux de cette terre. Et la chasse, distraction vénérée de nos paisibles montagnards ! A elle seule, elle fournissait un menu d'anecdotes inépuisables où en ces temps anciens, télés et radios ne déversaient pas leur intox. M. CAILLET, lui même grand chasseur devant l'Eternel, invitait aussi ses convives ravis de jouer l'instant d'une journée, les acteurs d'un mémorable safari.

Et maintenant, tout doucement, la nature languissante rappelle ses fantômes. Dans un écrin de rêves et de nostalgies, son environnement reste vierge des souillures de notre civilisation galopante. La végétation luxuriante jusqu'à nos sommets monte une garde qui, hélas, peut-être ne sera pas éternelle.
Je referme avec Yvonne la dernière page de ce grand Livre.
Grâce à lui, j'aurai pour toujours la tête pleine de songes, au soir de nos plus belles nuits d'été.

 



Gaston EMERY